« Notre Père »
Le monde dans lequel vit l’évangéliste Luc, lorsqu’il rédige le premier tome de son œuvre – où figure le Notre Père, le second étant le Livre des Actes - est un monde tragique ; le récit qu’il nous fait des prémices de l’histoire de ce peuple qui tentera parfois jusqu’au martyre, mais aussi souvent dans la compromission, de témoigner de la vie de son fondateur Jésus Christ, est contemporain des soubresauts chaotiques d’un Empire qui a pour centre Rome, un empire qui domine une société aux frontières toujours plus repoussées au loin, à l’ouest comme à l’est, au nord comme au sud. Faire vivre ensemble des peuples aussi disparates que les berbères ou les bretons, les égyptiens et les saxons, est une entreprise démesurée, et bien sûr la démesure engendre des crises. Des craquements se font déjà entendre, annonciateurs des effondrements futurs. La capitale Rome est traversée par les luttes intestines, des clans qui se disputent le pouvoir. Certains peuples plus ou moins assimilés relèvent la tête et revendiquent une liberté perdue. La corruption gangrène les institutions. La sécurité des voies de communication est mal assurée ; aussi voit-on surgir de nombreux groupes animés par des projets opposés : les uns parient sur la fin prochaine de ce pouvoir impérial tyrannique, et s’emploient à l’accélérer par des résistances violentes, nous dirions aujourd’hui terroristes, d’autres au contraire s’emploient à tout faire pour le pérenniser et composent avec lui, dans le secret espoir de conserver les conforts acquis, et puis certains se réfugient dans des sectes d’illuminés qui proposent à leurs membres un au-delà paradisiaque qui n’a que faire du moment présent. Mais un fait massif s’impose : de plus en plus nombreux sont ceux qui, n’ayant aucune place dans ce monde, sont malmenés et promenés comme une masse errante, à la merci de tous les faux prophètes qui s’autoproclament sauveurs providentiels, et de tous les chefs charismatiques qui, dans une démagogie sans honte, cherchent à exercer une toute-puissance facile sur des hommes et des femmes vulnérables dans leurs fragilités et leur misère.
Un théologien sud-américain, Leonardo Boff, a écrit un jour que le Notre Père reflétait ce moment tragique d’une société en décomposition, que cette prière dans ses diverses facettes était comme un miroir de ce temps et qu’il a surgi dans la bouche de Jésus, non comme une réponse, mais comme un chemin de vérité dans ce temps où la vie devenait difficile pour un très grand nombre. Pour Leonardo Boff le Notre Père est un peu comme un bagage à avoir toujours avec soi dans une traversée où les écueils, les récifs sont menaçants. Et ce n’est probablement pas un hasard si cette prière traversant les siècles et parvenant jusqu’à nous prend un relief particulier dans ce temps présent qui n’est pas sans similitude avec celui au sein duquel il a surgi. Notre monde souffre et attend. La mondialisation des échanges a généré des misères grandissantes. Les clans au pouvoir ne se disputent plus la place d’empereur, mais la prééminence dans le grand concert des affrontements entre les grandes puissances. La défiance à l’égard de toutes les autorités laissait sans défense, mais aussi sans espoir, des peuples entiers. Les intérêts économiques à court terme d’une minorité toujours plus étroite ont pris le pas sur les ambitions collectives de vivre selon des valeurs qui, si elles n’ont pas toujours été incarnées, étaient au moins un horizon souhaité et transmis. Bien plus il est communément admis, et même érigé en principe, que les héritages sont nocifs et que l’exercice autonome de la raison, sans repères reconnus, est la véritable liberté d’où surgira un avenir renouvelé.
Pourtant le passé récent est lourd de leçons. On a cru un temps que la raison scientifique apporterait la connaissance qui permet l’action juste ; elle laisse entrevoir des emballements inquiétants dangereux. On a cru un temps que la raison politique apporterait la démocratie véritable, elle nous a apporté des tyrannies dévastatrices. On a cru un temps que la raison économique apporterait le bien-être : elle a engendré des oppressions étouffantes. Mais, et c’est ce qui caractérise notre temps, la fin des grands récits (où l’histoire des peuples et des hommes prend un sens, s’inscrit dans une histoire qui d’une origine vers un avenir permet à chaque peuple, à chacun de nous de trouver une identité, une identité en dialogue avec d’autres), la fin des grands récits nous plonge dans un désarroi où nous ne vivons plus que dans les bruits éphémères d’un présent sans consistance, qui nous paralyse dans une immobilité fulgurante, qui nous laisse sans voix, sourds et aveugles, dans un temps refermé sur lui-même.
Alors dans cette misère profonde, peuplée de bruits indéchiffrables, certains coûte que coûte veulent préserver un héritage, ou plutôt être les héritiers d’un temps qui, loin de l’Ecclésiaste un peu amer lorsqu’il disait qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil, que tout n’était que répétition de cette tragique condition humaine, avec son lot de violence, d’injustice, de vide et d’insensé, certains s’amarrent à cette parole du Christ : « Voici, je fais toutes choses nouvelles ». Eh bien, paradoxalement, cette nouveauté s’enracine dans le Notre Père, cette prière de libération que nous a laissée celui qui a ouvert un avenir à cette création malheureuse, à ces hommes et ces femmes de son temps qui éprouvaient au fond d’eux-mêmes ce manque fondamental sur lequel pouvait se greffer une espérance. Le Christ, en nous laissant cette prière, le Notre Père, nous délivre de la répétition lancinante de tout ce qui asservit l’humanité. Au-delà des échecs de cette raison solitaire qui, dans son orgueil et sa démesure, nous brise, il y a ce pari de la foi, de la confiance en une prière qui, loin de nous retirer du monde, nous y plonge pour que des germes de paix, des ferments de justice, des sillons d’espérance retrouvent une place dans un monde qui n’est pas destiné à la catastrophe, mais toujours promis à un avenir rayonnant, solidaire et pacifique. Dans les bruits incohérents d’un monde qui s’est perdu, reprendre à notre compte ces mots du Notre Père, les mettre en œuvre, c’est redonner du sens au cœur de l’absurde, réinventer une histoire au milieu du chaos et, en dépit des addictions et des oppressions qui nous ont réduits en esclavage, restaurer une véritable libération.
Aussi, je vous propose maintenant de relire ce Notre Père que Luc nous transmet, qui, comme un fil d’Ariane, nous préserve des égarements. Il commence par ces mots : « Père, que tous reconnaissent que tu es Saint ». Tout d’abord, notons le pluriel, un pluriel qui non seulement évoque la solidarité d’un « nous » implicite, mais aussi le caractère public de ce « nous ». Le Notre Père n’est pas une prière limitée à l’intimité de la chambre, sa vocation est universelle, pour tous, destinée à la place publique. Sans arrogance, mais avec fermeté, le Notre Père est fait pour être dit à la face du monde ; malgré les dénégations d’un ministre de la république qui s’offusque un jour, au nom de la laïcité, que dans une intervention au parlement un député puisse faire allusion à un passage biblique ; le Notre Père, texte biblique le plus universellement connu de tous, est par excellence le message public qui donne sens, non seulement à l’histoire du peuple de l’Eglise, mais aussi à toute l’histoire de l’humanité – ici nous prions pour tous et au nom de tous, chrétiens et non chrétiens, croyants et incroyants -. « Que tous reconnaissent que tu es Saint », toi qui fondes notre solidarité fraternelle, notre origine unique, tu nous délivres de tous les faux dieux qui se sont emparés de nous, de nos corps, de nos intelligences, de nos cœurs, tu es le nom de qui toute la création reçoit la vie, l’espérance ; aucune idole ne peut prendre ta place, tu es le garant unique de notre liberté.
Et puis plus loin, « Que ton règne vienne » : aujourd’hui il y a des souverainetés usurpatrices, qui veulent te tenir à distance, il y a légions de petits démons qui prétendent être des seigneurs, des princes, des leaders. Leur règne est illusoire et souvent injuste. Nous aspirons à ce que tu sois par ta présence parmi nous celui qui fera de nous les porte-paroles, les témoins, les acteurs de ce Royaume qui renverse les puissants, renvoie les riches les mains vides et élève les humbles. Dans un monde qui voit monter de nouveaux totalitarismes, tu nous donnes la vigilance nécessaire pour résister à tout ce qui blesse et défigure ta création, et dans ce temps où tu nous donnes le pain nécessaire, tu nous tiens à l’abri de la soif de posséder, d’accumuler, tu nous gardes dans la reconnaissance et la ferveur des joies simples : se nourrir, se vêtir, avoir un toit, se soigner, s’éduquer, prendre soin de l’autre, partager, donner et recevoir.
« Pardonne-nous nos fautes » : et puis surtout tu nous réapprends le sens de la gratuité. Si nous avons le sentiment de notre fragilité, si nous craignons ou regrettons nos erreurs et nos échecs, tu nous éloignes de la culpabilité qui rend méfiant ou agressif. Nous savons que si notre cœur nous condamne, tu es plus grand que notre cœur et tu nous redonnes l’estime de nous–mêmes, de telle sorte que nous n’avons pas peur au point de nous cacher, ou de cacher aux autres ce que nous sommes. Tu nous donnes de nous exposer devant les autres, dans nos fragilités et nos errements. C’est à ce prix que nous pouvons sans cesse demeurer des artisans de justice, de paix, de réconciliation, parce que tu as apaisé notre cœur, unifié nos vies, fécondé notre capacité à être toujours au service de ce monde que tu as voulu bon.
Cette gratuité que tu nous offres, nous pouvons la vivre. « Pardonne nos fautes comme nous remettons les dettes à notre égard ». Comment ne pas entendre derrière ce mot « dette », au-delà d’une traduction moralisante qui évoque les torts subis, l’injonction très précise à délivrer ce monde qui s’est endetté à un point tel que chacun de nous, chacun de nos enfants porte comme un péché originel le poids d’une dette d’argent qui est devenu l’obsession d’une économie comptable où tout se calcule, se prête et doit se rembourser… quoi de plus actuel que cet appel à cesser de compter ce qui est dû. Luc, qui est l’évangéliste le plus attentif à l’injustice économique et sociale, sait pertinemment qu’en employant le mot « dette », non seulement il bouscule la loi dans sa comptabilité méticuleuse des transgressions et des réparations nécessaires, mais bien plus il met en cause un système économique qui installe des profiteurs toujours plus riches et des pauvres toujours plus pauvres. Sans risque de nous tromper, nous avons ici un appel à imaginer en toute nouveauté une mise en cause radicale d’un monde où la finance sans règles, sans garde-fous est reine, une reine démoniaque qui, au-delà d’une injustice économique, est une perversion spirituelle qui fait de nous tous les esclaves d’un veau d’or qu’il nous faut de toute urgence briser.
Et puis cette version que Luc nous donne de l’oraison dominicale se termine sur cette supplique : « Ne nous expose pas à la tentation ». Ne voyons pas là un appel simplement à nous tenir à l’écart du péché conçu comme une faute morale, mais bien plus comme l’affirmation d’une confiance sans faille dans l’œuvre de Dieu en nous. Ce chemin que nous trace le Notre Père, cette récitation qui devient le programme de notre vie, et l’espérance du monde, n’est pas une incantation, mais on pourrait dire une feuille de route, la mise en forme d’un itinéraire qui, dans un monde qui se cherche, est comme un phare pour qu’il ne se perde pas.
Dans un monde qui voudrait encore se livrer à ses idoles familières que sont le progrès, la croissance, la compétitivité, la performance, et qui au passage laisse beaucoup de ses membres sur le bord du chemin, l’oraison dominicale, répétée inlassablement par tous, partout, toujours, quelles que soient les tempêtes traversées, est comme un mât planté fermement, pour qu’à tout moment nous puissions lancer l’amarre qui nous tient solidement à ce à quoi la création est promise. Le Notre Père ne sera jamais un chant révolutionnaire, pas plus qu’un hymne national et encore moins le cantique de ceux qui se regroupent dans le ressentiment des purs en face des damnés, mais il sera toujours ce « cantus firmus » comme le dit Dietrich Bonhoeffer, mort de sa lutte contre le nazisme, qui accompagne l’humanité dans ce qu’elle a de plus fondamental, l’invite et la soutient dans des combats contre les entraves à la justice, les discriminations honteuses, le terrorisme de l’argent.
Le Notre Père est et sera toujours le lieu de la vérité, de l’espérance et de la fraternité, du petit groupe de deux ou trois qui se retrouvent à l’innombrable nuée de témoins qui se rassemble, dans la joie de la fête du Royaume qui est proche. Le Notre Père est le signe indélébile de l’alliance de Dieu avec les hommes et de leur fraternité, il est le mot d’ordre de l’insurrection pacifique mais déterminée de tous ceux qui s’unissent pour que le monde et celles et ceux qui l’habitent soient dans la plénitude de la liberté, de la joie dans laquelle ils ont été appelés à vivre.
Amen
Jean-Pierre RIVE, le 27 janvier 2019.