La guérison de l’aveugle de naissance
J’ai lu récemment que le pape François, en conclusion d’un synode, a demandé moins de ‘’moralisme’’ et plus de bienveillance dans l’Eglise.
J’ai souri en lisant l’article. C’est au moment où je commençais à réfléchir sur le texte de l’Evangile de Jean que nous venons de lire. Et je me suis dit que le monde chrétien d’aujourd’hui n’était peut-être pas si différent du monde religieux du temps de Jésus. La morale dans l’Eglise, la loi de Moïse pour les autorités juives, appliquée dans sa rigueur et sa sécheresse ne laisse pas beaucoup de place à la compassion.
C’est exactement la première impression que nous avons dans ce long récit détaillé de la guérison de l’aveugle de naissance. Pas l’once d’une compassion de la part des autorités religieuses pour cet homme. Au contraire, au lieu de se réjouir de sa guérison, ils lui cherchent des histoires.
Ce récit ne se trouve que dans l’Evangile selon Jean, qui est un Evangile tardif, un peu différent des synoptiques, comme vous le savez.
Dans la première partie de cet Evangile, jusqu’au chapitre 12, l’évangéliste met en scène le ministère public de Jésus. Il le ponctue des discours de Jésus et des récits de ce que nous avons l’habitude d’appeler ‘’miracles’’ et que, seul, l’évangéliste Jean appelle signes.
Un signe fait signe, il nous déplace vers quelque chose de plus que ce qui se passe au moment où il est accompli.
Le signe de la guérison de l’aveugle de naissance est le 6ième des sept signes rapportés par Jean. Ces signes vont crescendo, de l’eau changée en vin, dans l’ambiance festive des noces de Cana, à la résurrection de Lazare, dans la douleur de la mort d’un être cher.
Quelques mots d’abord sur l’histoire qui nous est racontée
Nous connaissons bien ce récit très vivant qui se présente sous la forme de petites scénettes successives.
On y distingue 4 parties : la question du mal, la guérison de l’aveugle né, les controverses que cette guérison entraîne, et, enfin, la rencontre de Jésus avec l’aveugle guéri et sa portée spirituelle.
L’introduction nous apprend que l’aveugle ne demandait rien et n’attendait rien de précis, et que Jésus ne se porte pas spontanément à son secours ; C’est une question des disciples qui le pousse à intervenir : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? »
Une question qui, probablement, heurte Jésus, le touche, et dont il s’empare aussitôt : la question du mal. D’où vient le mal ?
Il y a toutes sortes de maux : le mal commis, le péché sur lequel on a le plus insisté dans nos églises, le mal subi par le fait d’un autre, et le mal malheur, celui qui frappe l’innocent,
Notons, en passant, que l’absence totale de bon sens de cette question ne choque absolument pas les disciples, tant cette manière de penser, en fautif, leur est habituelle. En effet, si la cécité est due au péché des parents, il n’est pas juste que l’enfant paie pour eux, et s’il s’agit du péché de l’enfant, il est difficile de supposer qu’il ait péché dans le ventre de sa mère.
La question conduit Jésus à porter son regard sur l’aveugle né, et à le guérir.
La guérison est décrite très courtement, en 2 versets seulement sur les 41 du récit. Jésus ne parle pas d’abord, mais, par le geste, donne à voir. Ce que l’aveugle retiendra, c’est son toucher. Le mode opératoire de Jésus a fait couler beaucoup d’encre, mais pourquoi ne pas y voir simplement une manière de prendre soin, de prendre le temps de soigner, ici, par le toucher, un toucher qui exprime une proximité à la fois sensible et affective où passe la compassion.
A partir de la guérison viennent les réactions d’incrédulité et de rejet de ceux qui la constatent : voisins, autorités religieuses…Malgré le rapport précis et détaillé de l’aveugle guéri, dit et redit, nous assistons à toute une série de controverses.
Pour toutes ces personnes, la stricte observance de la loi est la seule priorité et, pour elles, si Jésus a guéri le jour du sabbat, il ne saurait être un ‘’envoyé’’ de Dieu.
Nous ne pouvons que constater combien il est difficile de casser la dure coque de la dure loi pour libérer le cœur de chair qui se réjouit de la fin du malheur.
Voilà l’essentiel de l’histoire.
Revenons maintenant au signe puis, à la question de disciples.
Nous avons dit que Jean présente l’évènement comme un signe. Mais le signe de quoi ?
C’est Jésus lui-même qui nous éclaire, à ce sujet, à la fin du récit :
« C’est pour un jugement que je suis venu en ce monde : pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles »
C’est le signe que Jésus est venu dans le monde pour apporter la lumière et rendre la vue aux aveugles, comme le dit le prologue de Jean :
« Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme, il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu »
Ce récit fait signe vers la nécessité d’une intervention divine pour recevoir la lumière qui permet de voir un Dieu autre, concerné par la souffrance des hommes, et qui met en mouvement, à travers Jésus, une dynamique nouvelle, faite de bienveillance, de générosité, dans la proximité des hommes. Dynamique que peut recouvrir l’expression « le Royaume de Dieu »
Entrer dans le Royaume de Dieu, c’est sortir d’une compréhension purement légaliste de la religion pour entrer dans celle du règne de la Grâce.
Jésus disait « Je ne suis pas venu abolir la loi mais l’accomplir… »
Là où règne l’amour, il n’y a pas besoin de commandements, l’amour accomplit la loi spontanément.
Dans le prologue encore, Jean précise :
« Si la loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues pas Jésus-Christ »
La grâce est la manifestation de la gratuité, d’un l’amour inconditionnel, qui nous fait sortir d’un système basé sur le mérite.
La vérité est plus que l’application de la loi, c’est l’authenticité du cœur qui se laisse visiter par la Grâce. C’est un décalage complet par rapport aux croyances et pratiques religieuses de l’époque. Cet appel au changement ne sera pas entendu et Jésus finira par le payer de sa vie, comme le laisse déjà présager l’acharnement des pharisiens, jaloux de leur autorité, contre l’aveugle guéri.
La question des disciples
Ce qui nous fait revenir, avant de terminer, sur la question des disciples.
« Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? »
En dehors de son côté illogique déjà évoqué, elle pose le problème du mal en termes de culpabilité. Si l’aveugle souffre de cécité, c’est qu’il y a forcément faute et donc punition méritée. Cela explique l’absence de compassion dans ce récit, y compris chez les disciples.
Certes, il existe une vraie culpabilité, liée aux péchés commis, et pour lesquels il y a un pardon. Mais, ici, ce que Jésus dénonce, c’est le lien de causalité entre souffrance et péché, totalement injuste.
Le mal subi injustement et qui frappe l’innocent y est totalement oublié.
Il y a un certain besoin en nous à trouver une explication pour justifier le malheur qui nous frappe. Et, ce faisant, nous ne nous rendons pas compte que nous restons dans la religion archaïque d’un Dieu justicier, d’un Dieu comptable, réduit à punir et à récompenser.
« Ni lui ni ses parents » répond Jésus. C’est une affirmation catégorique, entièrement libératrice qui nous ouvre à un nouveau regard sur le mal. Il n’y a pas de pourquoi au mal malheur.
Jésus précise :
« Mais afin que les œuvres de Dieu se manifestent en lui, tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé »
Le pourquoi des disciples devient ‘’pour quoi’’. De la causalité nous passons à la finalité.
En allemand il y a deux mots bien distincts pour ces deux ‘’pour quoi’’ : pourquoi ‘’Warum’’ qui cherche une cause explicative dans le passé et pour quoi ’’Wozu’’, dans quel but, en vue de quoi, qui invite à regarder devant soi.
L’un remonte à l’amont, l’autre ouvre à un nouvel horizon.
C’est ce que Jésus nous fait comprendre.
C’est précisément là, dans le mal qui frappe les hommes, que Dieu veut manifester ses œuvres, comme le révèle Jésus par la guérison de l’aveugle né.
‘’ Dieu n’est pas cause du mal, mais il en fait sa cause ’’ dit le théologien Adolphe Gesché.
C’est si difficile de ne pas se sentir coupable, inconsciemment, pour expliquer le malheur qui nous arrive.
Et c’est la double peine : non seulement nous avons à endurer un mal qui nous frappe, mais, en plus, nous sommes coupables de ce qui nous arrive, c’est terrifiant Et c’est si difficile de se défaire de cette culpabilisation malsaine qui ronge l’âme.
Ce « Ni lui ni ses parents » est extraordinairement libérateur.
Pour la personne qui est en souffrance, mais pas seulement, c’est vrai aussi pour tous ces parents qui voient leurs enfants souffrir et qui cherchent des explications dans le passé, s’accusant de toutes sortes de fautes pour expliquer l’inexplicable.
En quelque sorte Jésus nous dit : ça ne fonctionne pas comme cela dans le Royaume de Dieu : Arrêtez de vous culpabilisez !
Mais, depuis notre toute petite enfance nous fonctionnons ainsi. Enfant, nous pensons que nos parents nous aiment quand nous sommes sages et qu’ils doivent nous punir quand nous ne le sommes pas.
C’est ce comportement archaïque que nous projetons sur Dieu.
Jésus veut nous sauver de cette relation contractuelle dans laquelle la religion nous ligote si souvent.
Difficile pour nous de comprendre une gratuité totale, elle n’existe pas vraiment sur terre où nous vivons sous le règne des échanges marchands. Même entre des personnes qui s’aiment, la gratuité reste relative.
Difficile d’entrer dans ce Royaume de Dieu de pure gratuité
Mais revenons à notre récit, au moment de la guérison. Jésus laisse partir l’aveugle vers la piscine de Siloé où il va trouver la guérison. Nous constatons qu’il le fait sans chercher à se faire connaître de lui. L’aveugle vivra sa guérison dans une vraie gratuité, sans être alourdi du poids d’une dette envers celui qui l’a guéri.
Et quand Jésus prendra soin de le retrouver, après que l’homme ait été chassé par les pharisiens soucieux de leur pouvoir, il rencontrera l’aveugle guéri en « fils de l’homme », humble et sans titre, pour lui permettre de le voir avec les yeux du cœur
Que Dieu nous aide à vivre dans ce regard libérateur et à entrer pleinement dans la gratuité de sa Grâce.
Amen
Louis, le 18 novembre 2018.