La Question du Mal – Mai 2019
La bonté est plus profonde que le mal. Un regard de Josette Peterschmitt sur le mal et sur l’Evangile face au mal – Restitution des discussions du Groupe « Aux Sources de la Foi » lors de la rencontre du 14 mai 2019
Pour parler du mal, je voudrais commencer par ce commencement qui est, pour chacun de nous, la naissance. Lorsque l’enfant naît, il passe de la douce sécurité du ventre de sa mère à la lumière crue du jour, nu, totalement vulnérable. Comment ne pas rêver plus tard à ce paradis perdu où tous les besoins étaient comblés ? Comment ne pas rêver de toute puissance, comme dans le mythe d’Adam et Eve, pour répondre à tous nos désirs ? La réalité est qu’il nous faut apprendre à marcher tout seul, à chercher notre chemin, à travers souvent bien des errances, dans la rude découverte d’un mal déjà là.
Je pense d’abord aux grands maux de la terre, dont le dénominateur commun est la violence absolue, qui, quel que soit le contenu, se définit par une relation à l’autre marquée d’inhumanité : les dictatures politiques, idéologiques, religieuses et leurs millions de victimes, la Shoah, les goulags, les génocides, les guerres, la torture et toutes les horreurs de la cruauté
Je pense aussi aux grands malheurs : famines, épidémies, tremblements de terre, tsunamis et autres catastrophes La liste ne peut être exhaustive.
La question se pose alors : Que faire face à tous ces maux ?
Toute action paraît comme une goutte d’eau dans l’océan.
Et, si c’était une goutte de bonté ? La réponse paraît ridiculement disproportionnée et naïve. Mais qui peut mesurer le poids d’une goutte de bonté ? Je pense, ici, à la parabole de la semence qui pousse toute seule.
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« La question se pose alors : Que faire face à tous ces maux ? »
A l’évocation de ces grands maux, nous pouvons penser que nous sommes privilégiés dans la mesure où nous ne les avons pas vécus. Sommes-nous, pour autant, épargnés par le mal dans le quotidien de nos vies ordinaires. ? Nous savons bien que non. Mais comment en parler ?
Peut-être en partant de cette définition toute simple du mal, à laquelle tout le monde peut souscrire : Le mal est ce qui fait mal, que ce soit le mal subi dont un autre est responsable, le mal commis dont on est responsable, ou bien le mal malheur comme, par exemple, la perte d’un enfant, une maladie incurable, ou bien un accident, pour ne citer que ceux-là.
Le mal subi, celui qui fait de nous la victime d’un autre, a été longtemps comme ignoré dans le monde religieux dont la préoccupation lancinante était le péché avec, pour conséquence, l’hypertrophie de la culpabilité ; comme si confesser son péché et recevoir le pardon pouvait répondre aux souffrances d’un mal que nous avons subi.
Le mal subi nous fait vivre des ravages directs, mais aussi insidieux dont on ne soupçonne pas toujours l’importance : C’est le cas, bien souvent, de personnes victimes d’abus ou de perversion, quand, par exemple, elles retournent le mal subi contre elles-mêmes dans la honte d’une image abîmée d’elles-mêmes, alors que cette honte devrait être portée par le responsable du mal.
Le mal commis, quand nous en prenons conscience, bien sûr, nous plonge dans le tourment, celui de la culpabilité. Un tourment qui ronge comme le remords ou qui anéantit sous le poids de l’irrémédiable.
Et il y a le mal malheur, celui pour lequel, normalement, on n’y est pour rien, mais qui, pourtant, peut aller jusqu’à être ressenti comme une punition ou une épreuve, quand s’introduit dans notre pensée cette sournoise interrogation : « Pourquoi moi ? » Le vécu, déjà malheureux, se colore alors d’un sentiment d’indignité. Il n’y a pas si longtemps encore, on cachait que l’on était atteint d’un cancer.
Cela peut éclairer les paroles d’accueil apparemment inadéquates de Jésus au paralytique, celui descendu par le toit par ses amis en vue de sa guérison physique. Que lui dit Jésus ? « Tes péchés te sont pardonnés. ». A l’évidence, c’est d’abord le mal-être intérieur du paralytique qui touche Jésus et qu’il veut apaiser, avant même ses souffrances physiques.
Ce que nous constatons, c’est que même le mal subi et même le mal malheur peuvent arriver à nous enliser dans un sentiment de culpabilité et d’indignité, voire de malédiction, comme si le mal souffert ne suffisait pas. Je pense à « la grande peur » de Dieu du Moyen Age décrite par l’historien Jean Delumeau, époque ravagée par la guerre de Cent Ans et la peste.
Ces différents maux, que je viens d’évoquer, ont pour point commun qu’ils atteignent la personne dans leur être profond.
Alors se pose la question : Qu’y-a-t-il en face de ces maux qui détruisent si profondément ?
Et si c’était. la bonté. Je reviens vers cette vertu. Elle a inspiré au philosophe chrétien Paul Ricoeur cette pensée, qui pourrait apporter une réponse à notre question : « La bonté est plus profonde que le mal. »
portée par le responsable du mal.
« La bonté est plus profonde que le mal »
C’est là toute la bonne nouvelle de l’Evangile, extraordinairement condensée dans le 1er miracle de Jésus dans l’évangile de Jean, celui de l’eau changée en vin aux noces de Cana.
Pendant les noces de Cana, le vin vient à manquer. C’est un peu comme si la fête était finie. Des jarres remplies d’eau sont là pour répondre aux austères rituels de purification imposés par la Loi, et voilà que Jésus change cette eau en vin, donnant à ce repas de noce, une dimension d’éternité.
Ces jarres d’eau sont ici comme une métaphore de la Loi, telle qu’elle était vécue le plus souvent.
Le Judaïsme savait bien que « Dieu est miséricordieux, lent à la colère, plein de bonté », mais, pour les gardiens de la Loi, comme Jonas, le pardon doit se mériter et il ne se mérite que par le retour à l’observance de la Loi. La pratique de la Loi est le préalable à tout pardon. Au juste va la faveur de Dieu, à proportion même de sa justice.
Les jarres remplies de vin, 600L, dit-on, et de vin excellent, sont, elles, une métaphore de la grâce. Le mot appartient à un vocabulaire désuet aujourd’hui. Et pourtant, comment dire le don gracieux, sans préalable, et comment dire l’excès du don, le par-don, le don qui passe « par-dessus » ?
Enfin, dans le cadre convivial, chaleureux d’une noce de village, les noces, quant à elles, n’évoquent rien de conceptuel. Elles disent quelque chose qui est de l’ordre de la relation, et plus précisément d’une qualité de relation, capable d’ouvrir à la joie. Le Royaume de Dieu proclamée si souvent par Jésus pourrait bien consister dans cette qualité de relation.
Mais revenons au récit, au geste inaugural du Christ. Il surprend par sa sobriété. Les paroles de Jésus sont brèves, impératives. Elles n’ont rien de magique ni de grandiloquent : « Remplissez d’eau ces jarres…Puisez maintenant… » D’un côté, une extrême réserve dans les paroles, de l’autre, la profusion, l’excès dans le don. La haute retenue de Jésus est à la mesure du don royal qu’il entend signifier : Dieu se donne en son Fils.
Nous connaissons la suite, racontée dans les quatre évangiles, cette révolution de la tendresse. Les pauvres, les ignorants, les pécheurs, les exclus, tout ce monde relève la tête. Fini le temps de la solitude, de la honte et du mépris. Les voici enfin accueillis, rendus à une dignité à laquelle ils ne croyaient plus.
Ils connaissent la grâce d’exister sans avoir à se justifier d’exister comme ils existent. Avec le Christ, la peur de Dieu se dissipe, le ciel a perdu tous ses orgueils, Dieu est devenu le prochain de l’homme et la bonté plus profonde que le mal.
Jusqu’où le Christ a-t ’il rejoint les hommes ? Son message incompris, rejeté, conduira Jésus à la mort, jusque dans les souffrances abyssales de la Passion, jusqu’au cri d’abandon sur la Croix, jusqu’au fond du silence de Dieu. Par ce cri sans réponse, il rejoint chacun de nous confrontés à l’abîme du mal.
Mais… au matin de Pâques, dans la lumière de la Résurrection, qui dit que la violence absolue n’a pas eu le dernier mot, je crois que celui qui s’ouvre à l’impensable de l’Evangile, commence à comprendre cette parole mystérieuse de Jésus à ses disciples : « Nul ne vous ravira votre joie. »
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