Marie rencontre Elisabeth
C’est le dernier dimanche de l'Avent. Les quatre bougies sont allumées, l'attente touche à son but. C’est presque Noël. Toute l’Eglise du Christ est rassemblée de par le monde, dans l’attente de la fête dite de la Nativité. La communauté chrétienne veille le jour, comme la nuit, inlassablement. Elle ressemble au guetteur, mentionné dans les psaumes. Elle attend, sans se lasser, la venue de Celui qu’elle espère.
Sommes-nous, nous aussi, dans cette même intensité d’attente ?
La communauté chrétienne ressemble à une future maman. Dans les dernières semaines avant sa délivrance, comme il est coutume de dire, la future maman est tout entière dans l’attente de son enfant, avec cette angoisse sourde de se demander comment ça va se passer. Mais une fois que l’enfant sera né, ce sera le début d’une nouvelle histoire. Notre monde aussi ressemble à une femme qui accouche. Notre monde est encore et toujours dans les douleurs de l’enfantement, si j’en juge par les nouvelles qui nous arrivent. Il n’arrive toujours pas à enfanter, ni la fraternité, ni la justice, ni la paix.
Aujourd’hui, je nous propose de lire ou de relire ce passage très connu de l’Evangile de Luc, qui s’appelle la Visitation. Je vous fais circuler une reproduction d’une icône, peinte par les Sœurs de la Communauté œcuménique de Grandchamp, en Suisse.
Nous connaissons bien cette histoire que nous venons d’entendre. Deux femmes se rendent visite, l’une est en train d’arriver au terme de sa grossesse, c’est Elisabeth, l’autre en est au tout début, c’est Marie.
Regardez bien les deux femmes de l’icône. Elles sont dans les bras l’une de l’autre, alors que normalement, tout devrait les séparer. On dirait des retrouvailles. Peut-être qu’elles ne se sont pas vues depuis longtemps. Peut-être que la dernière fois qu’Elisabeth a vu Marie, Marie n’était encore qu’une gamine ordinaire. Peut-être que la dernière fois que Marie a vu Elisabeth, elle n’a vu qu’une vieille cousine, qui terminait sa vie, résignée, auprès de Zacharie. Mais voilà qu’aujourd’hui, la donne a changé.
Elisabeth, celle qu’on dit « avancée en âge », et Marie, la toute jeune fille, Elisabeth, celle qu’on disait stérile, et Marie, celle qui ne vit pas encore en couple, toutes deux sont enceintes contre toute attente. Et Luc, l’évangéliste nous livre un récit étonnant.
Etonnant parce qu’il nous raconte une histoire intime au sujet de ce qui se passe dans les ventres maternels. Alors, bien sûr, je ne résiste pas à vous redire que Luc était un médecin. Mais ici il ne s’agit évidemment pas d’une consultation à laquelle il nous convie, mais d’un récit tellement extraordinaire qu’on peut se demander si tout cela a vraiment existé. Mais au fond, est-ce si important ? Car ce n’est pas un récit historique, ponctué de preuves, auquel nous avons affaire, mais plutôt à un récit sous forme de parabole, c'est-à-dire, une histoire qui nous raconte un témoignage de foi. D’ailleurs, le récit aurait pu commencer par ces mots : le royaume de Dieu est semblable à deux femmes enceintes, l’une est trop vieille, l’autre trop jeune… qui se rendent visite pour partager l’extraordinaire de leur vie, et du miracle de la vie, qui change le cours de leur existence.
C’est quelque chose que je dis souvent à mon groupe de catéchumènes. La Bible est avant tout un livre de foi. Ce n’est pas un livre historique, au sens scientifique du terme. Ce n’est pas non un manuel scientifique au sens universitaire, mais c’est un livre qui rassemble la vie de l’humanité, et qui la relit, et la relie, à la lumière de la foi. Un livre orienté, écrit par des personnes dignes de foi, qui ont trouvé important de mettre par écrit leur rencontre avec Dieu, ce qu’elles avaient reçu et compris de la présence des patriarches, des prophètes, des rois, pour arriver jusqu’à Jésus le Christ, et en même temps, de leur foi en Dieu, dans le seul but que d’autres puissent vivre à leur tour de ce témoignage et grandir dans la foi, née de leur propre rencontre avec Dieu. La Bible est là, pour nous aider à repérer les traces de Dieu dans le monde, à repérer la présence de Dieu dans nos propres vies.
C’est ce que nous propose l’Evangile d’aujourd’hui. Marie vient de son village de Nazareth, dans un pays de montagnes, la Judée. Elle entre dans la maison de Zacharie et salue Élisabeth. Et voici que Luc nous dit que le petit enfant d'Élisabeth "tressaille dans son sein", c'est-à-dire plus exactement "saute à l'intérieur de son ventre". On peut se dire qu'à six mois de grossesse, il est bien normal et même rassurant, qu'Élisabeth ressente les mouvements de son bébé ! Et la vieille Elisabeth bénit la toute jeune Marie. Elisabeth bénit l’enfant que Marie porte, même si cela ne se voit pas encore. La phrase la plus importante de ce récit est celle-ci : Elisabeth fut remplie d’Esprit Saint et cria : « Bénis sois-tu entre les femmes, et béni soit le fruit de ton ventre ». Ce n’est pas d’elle-même qu’Elisabeth dit ces paroles particulières, mais c’est avec la force de l’Esprit Saint, l’Esprit de Dieu. Cet Esprit Saint, que j’appelle aussi l’esprit de discernement, celui qui dévoile les choses cachées, celui qui donne de comprendre, d’expliquer, de reconnaître, d’interpréter. Voilà ce qui se passe pour Elisabeth ce jour-là. Voilà ce que Luc veut nous dire dans son Evangile. Il veut nous dire que l’Esprit Saint agit dans le monde, tout le temps, qu’il n’y a pour lui aucune barrière de sexe, d’âge, ou de situation familiale, voire matrimoniale, et qu’il donne à chacun comme à chacune, de reconnaître et de témoigner de la présence, de l’action, de l’inattendu de Dieu. L’inattendu est le signe de la grâce de Dieu.
Mais que faut-il comprendre par cette histoire que Luc nous raconte ? Elisabeth et Marie sont dans la spontanéité du partage de leur intimité. Pas seulement physiologique, qui est, ici, une sorte de support, mais elles partagent leur lien avec Dieu. Elisabeth avait déjà du sentir son enfant bouger en elle. Pourquoi ce mouvement si habituel devient-il extraordinaire ? Parce qu’il lui est donné de comprendre autre chose. Nous sommes devant le témoignage de foi d’Elisabeth, qui fait le lien entre ce qu’elle vit, qui fait le lien avec son attente, qui dépasse les neuf mois de grossesse. Elle pressent, par le saut de son enfant, quelque chose de nouveau. Elle peut regarder l’avenir avec confiance. Ce qu’elle attend, ce qu’elle espère, au-delà d’une grossesse, se réalisé déjà, par la présence de Marie. Comment m’est-il accordé que la mère de mon Seigneur vienne me voir ?
Ce texte est là pour nous aider à vivre notre quotidien, si malmené. Il est là pour nous aider à espérer contre toute espérance, c'est-à-dire, à espérer même quand toute raison d’espérer a disparu. Il faut espérer dans l’invisible, dans l’irraisonnable.
C’est un texte fort, dans notre contexte actuel, où, si nous voulons résister de toutes nos forces, à la morosité ambiante, et à la peur, justifiée du reste, qui peut soutenir toute action de justice, de compassion, de fraternité est nécessaire, indispensable si l'on veut regarder l'avenir avec confiance, de façon adulte, réconciliée. Le monde a besoin, je le crois, de notre espérance. Espérance de la présence de Dieu, qui vient dans le monde, à la manière d’un enfant, reconnu par un autre enfant, pas encore né.
Alors, dans quelle attente sommes-nous ? C’était la question du début de notre méditation. Est-ce que nous sentons quelque chose de nouveau tressaillir en nous ? L'espérance dont nous parlons est d'autant plus grande qu'elle se vit dans la discrétion. Ce que reconnaît Élisabeth, par le don de l'Esprit, et par l'enfant qui a sauté en elle, c'est quelque chose d'encore aussi invisible qu'un fœtus de quelques jours dans un ventre de femme ! Mais pour Élisabeth, sa conviction est si forte qu'elle la dit au présent, en appelant Marie "la mère de son Seigneur". À ses yeux, Jésus, à peine conçu, en gestation, est déjà Seigneur. C’est sa confession de foi. Élisabeth nous invite à voir, à reconnaître et à dire la promesse de Dieu à l'œuvre dans notre monde, dans nos vies. Reconnaître la présence discrète, humble, mais bien réelle, de Dieu au milieu de nous.
Avec la rencontre de Marie et d’Elisabeth, nous sommes déjà dans la fête de Noël, avec cette tonalité si particulière, où Dieu se donnera à découvrir dans la discrétion et l'humilité d'une crèche, au milieu du brouhaha d’un recensement.
La rencontre d'Élisabeth avec Marie, c'est déjà Noël. Et nous pouvons dire plus que cela : chaque fois que se vit une rencontre où l'on partage cette joyeuse conviction de la présence de Dieu dans nos vies, où l'on reconnaît en l'autre une promesse de Dieu qui s'accomplit, il y a la fête discrète du cœur, il y a le goût de Noël. C’est à nous de guetter tous les signes, mêmes les plus insignifiants. C’est déjà Noël, quand il nous est donné de voir, dans ce monde souffrant, Dieu déjà à l'œuvre, l'Évangile déjà fécond, le Royaume déjà en germe. Dieu présent en ce monde comme la promesse de Jésus est présente dans le ventre de Marie. Ce jour-là, seule Élisabeth avec son enfant, a su reconnaître cette promesse déjà là, mais pas encore mise au monde.
Amen.
Agnès, le 23 décembre 2018.