Et vous, qui dites-vous que je suis ?
Chers frères et sœurs, Le texte de Marc qui est confié à notre méditation est un texte court, simple en apparence, mais qui en fait, révèle une certaine densité.
Jésus est très fort pour faire parler les gens. Il pose des questions. Et quand quelqu’un donne une réponse, qui est souvent une ébauche de réponse, alors il enchaîne par une autre question.
Au fait, que disent les gens à mon sujet ?
Cette première question n’est pas innocente. Jésus sait qu’il ne laisse pas indifférent. Avec sa poignée de disciples, il ne passe pas inaperçu, il suscite des remarques et des remises en question.
Pourtant, tout le monde dans son entourage, devrait savoir qui est Jésus parce qu’il vit dans un pays où il est né et où il a grandi. Jésus ne vient pas d’un pays étranger et il n’a pas été parachuté en Palestine pour annoncer la Bonne Nouvelle.
Jésus appartient d’abord au peuple d’Israël. Il est Juif, natif d’Israël, et il en possède la culture religieuse. A l’époque de Jésus, l’espérance messianique est intense et vivante. Le public de Jésus attend la venue d’un prophète ultime. Ceux qui l’écoutent et le rencontrent sont motivés depuis longtemps à l’attente d’un Messie.
De plus, la terre de Galilée où habite Jésus, et d’où l’Evangile sera annoncé, est une terre d’élection des mouvements messianiques de cette époque. Il existe plein de mouvements religieux, en particulier le parti zélote, qui est une sorte de mouvement de résistance nationale contre l’occupant romain, mais aussi contre les Juifs jugés trop hérétiques. Parmi les disciples de Jésus, il y a, par exemple, Judas, qui est un zélote.
Alors quand Jésus interroge ses disciples sur sa personne, il faut que nous ayons à l’esprit que Jésus et les siens évoluent au milieu de toute cette propagande messianique, et que la terre qui accueille ses pas est secouée par les désordres et les aspirations contestataires des militants de la cause de Dieu.
En tout cas, la réponse des disciples ne se fait pas attendre. Elle procède inévitablement de la comparaison.
Jésus est comparé à tous les grands prophètes de la première alliance, qui, dans la loi juive, représentent les fondements du judaïsme, et qui finalement rassurent les uns et les autres par le simple fait de la profondeur et l’ancienneté des racines religieuses. Et l’opinion publique est très importante pour les disciples, parce que la foule préfère de beaucoup voir en Jésus quelqu’un de vraiment prophète, un prophète à part entière, digne de ceux qui l’ont précédé. C’est important et cela les rend heureux parce qu’ils sont confirmés dans leur attente, ils savent qu’ils restent en concordance avec ce qu’ils ont appris à la synagogue, ils sont en harmonie avec la Torah. Ils ont la même foi que les Anciens, et Jésus leur apparaît comme quelqu’un de légitime, s’inscrivant dans une continuité logique et rassurante.
Mais il est clair que pour Jésus, cette réponse n’est pas suffisante. Alors il pose une autre question : Et vous, qui dites-vous que je suis ?
Et c’est Pierre, avec sa vivacité qu’on lui connaît qui donne une réponse étonnante et audacieuse même !
« Toi, tu es le Christ ».
« Christ », ce n’est pas le nom de famille de Jésus. « Christ », c’est le mot grec pour traduire le mot hébreu « Messie ». Pierre est en train de dire à Jésus qu’il est le Messie. Toi, tu es le Messie. Alors que tous attendent le Messie qui doit délivrer Israël de ses envahisseurs, Pierre reconnaît en Jésus le Messie que tous attendent. C’est la grande nouveauté de ce récit.
Avec la première réponse, celle de l’opinion publique, Jésus est un prophète s’inscrivant dans la droite ligne de ses prédécesseurs, prophète annoncé par la première alliance certes : pour les uns, c’est Jean le Baptiste, pour les autres, Elie, ou un autre prophète. Mais au fond, Jésus reste quelqu’un d’énigmatique, la pensée humaine ne peut pas percer le mystère de son identité.
Mais avec la réponse de Pierre, Jésus est tout autre. Il est nouveau, et cette nouveauté n’est accessible qu’à celui qui en reçoit la révélation de Dieu lui-même. Et c’est en ce sens-là que la réponse de Pierre diffère. Elle se distingue de toutes les opinions émises jusqu’à présent.
On imagine sans peine le coup de tonnerre que cette réponse a suscité, d’abord en Jésus, qui sans doute, ne s’y attendait pas. Comment Pierre a-t-il compris ? Il a pris Jésus en flagrant délit de messianité ! Et Jésus réagit de façon surprenante ! Au lieu de féliciter Pierre parce qu’il a trouvé, voilà que Jésus le rembarre, ainsi que les autres disciples, pour qu’ils ne disent rien à son sujet.
Pourquoi ce silence demandé ? On dirait que Jésus a peur. Mais peur de quoi ? Il a peur d’une méprise. Jésus est le Messie, mais pas celui qui est attendu.
Et c’est pourquoi il commence à leur apprendre le sens ultime de sa venue et de son parcours. Jésus est un Messie autre, un Messie jusqu’au-boutiste, c'est-à-dire qu’il ira jusqu’au bout de ce qu’on l’on déteste : la souffrance, le rejet par les autorités juives, grands-prêtres et scribes, mais aussi la mort. Il y a ces derniers mots que l’on entend à peine : il se relèvera de la mort le troisième jour. Un Messie attendu, mais rejeté. Un Messie qui perdra la face devant tout le monde. Un Messie qui mourra, comme tout le monde. Un Messie qui devrait être le vainqueur de Dieu, le champion de Dieu, mais qui sera un perdant.
Ce que Jésus est en train de dire est d’une violence inouïe. Il le dit ouvertement, sans ménagements, sans détours. Et là, Pierre craque.
Il prend Jésus à part, et c’est à son tour de rembarrer Jésus. On peut imaginer ce qu’il lui dit : « Non mais ça ne va pas du tout ! Qu’est-ce que tu es en train de nous dire, là ? Tu vas décourager tout le monde ! On a tout lâché pour toi, pour te suivre, on s’est mis nos familles et nos amis à dos, pour te suivre, ce n’est tout de même pas pour aller vers la souffrance et la mort ! On attend quelque chose de mieux d’un Messie ! On attend qu’il domine le monde, avec panache, et non qu’il se laisse tuer comme un moins que rien ».
Pierre ne comprend pas ce que Jésus est en train de dire. Il n’accepte pas ce Messie et sa mission totalement dévalorisante. Pourtant, je ne suis pas loin de penser que Pierre pressentait ce que Jésus est en train de lui dire. Pierre est devant un Messie d’un autre genre. Et cette nouveauté lui fait peur. Elle le dérange, alors il y résiste de toutes ses forces ! Jésus est en train d’inverser les codes. Dieu ne se révèle plus dans la toute puissance, mais il se révèle dans la toute vulnérabilité. Sa force est dans sa faiblesse. Sa divinité est présente dans l’humanité ultime d’un homme, qui se nomme le Fils de l’homme.
Fils de l’homme ! Etrange expression que celle-ci ! Fils de l’homme, deux mots qui constituent à eux seuls une énigme !
On ne trouve cette expression que dans les Evangiles et que dans la bouche de Jésus. Il n’y a aucune explication à cela si ce n’est celle de la première communauté chrétienne qui y reconnaît là une expression favorite de Jésus de Nazareth. Le fils de l’homme peut alors se comprendre comme « l’homme que je suis », expression déjà citée dans le livre du prophète Ezéchiel. Et aussi dans le livre du prophète Daniel.
En fait, Jésus préfère cette expression à toute autre qui serait « Seigneur », ou Christ, ou Fils de Dieu, qui le cataloguerait de manière définitive. La nouveauté de la mission du Messie commence par une nouvelle expression. Il ne dit pas : il faut que le Messie souffre beaucoup, mais il dit : il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup.
Si Pierre résiste et même proteste à ce que Jésus est en train de lui dire, Jésus, lui, ne se laisse pas intimider par Pierre, et à nouveau, il le rembarre. Avec violence. Va-t-en derrière moi Satan, ou arrière de moi Satan. Tu ne penses pas comme Dieu, mais comme les êtres humains.
Pierre a encore une longue route à parcourir pour pouvoir dire qui Jésus est, vraiment pour lui. Il faudra qu’il aille de reniement en abandon, de l’obscurité au doute, de la désillusion à l’amertume, pour réaliser pour lui-même ce que le Christ Jésus est venu faire sur cette terre. Il lui faudra faire l’expérience de la solitude à la mort de Jésus puis celle des retrouvailles des disciples avec leur Maître, sur le bord du lac, après la résurrection, pour découvrir que, s’il veut aimer son prochain comme lui-même, il faut d’abord qu’il se laisse aimer, tel qu’il est, par le Christ et à travers lui, par Dieu.
S’il veut vraiment se mettre au service des autres, il faut d’abord qu’il se laisse servir par le Christ, comme Jésus lui montrera, au moment du lavement des pieds. S’il veut rejoindre les autres dans leur mission et leur apostolat, il faut qu’il se laisse d’abord rejoindre par le Messie, tel qu’il se présente à lui. Et non tel que Pierre se le représente.
Et alors, seulement, il pourra dire ce qu’il croit. Il pourra témoigner de sa foi, et devenir l’apôtre que nous connaissons.
Pour nous, c’est la même chose. Nous voulons vivre et témoigner de notre foi.
La mission qui nous est demandée aujourd’hui, c’est de répondre à la question : et vous, qui dites-vous que je suis ?
Prenons notre temps. Examinons notre relation à Dieu et au Christ. Que notre réponse soit le fruit d’une rencontre en profondeur, d’un lent mûrissement, d’un enracinement solide, afin que, ce que nous croyons du Dieu de Jésus-Christ, lorsque tout va bien, ne s’évanouisse pas comme de la fumée, lorsque surgissent les épreuves.
Et vous ? Qui dites-vous que je suis ?
Notre réponse n’est pas obligatoire à la minute même, parce que cette question est un appel à la vigilance personnelle. Le Christ ne s’impose pas. Il se propose. C’est ce que nous allons essayer de vivre avec les enfants au catéchisme, à tous les niveaux, mais également dans toutes nos rencontres.
La réponse que nous donnerons nous renvoie à la liberté et à la responsabilité. Elle demeure toujours ouverte. Elle suscite aussi, me semble-t-il, un engagement de notre part.
En ce dimanche des retrouvailles, n’est-ce pas là le meilleur programme pour une rentrée qui décoiffe ? N’est-ce pas là tout simplement un projet de vie ?
Amen.
Agnès, le 16 septembre 2018